Les tiers-lieux, nouveaux espaces dans nos quartiers
Article écrit par Agnès Wahl de l’association Alt-
Les habitant·e·s des villes françaises, métropoles et capitale comme villes moyennes et villages, voient se développer dans leurs quartiers de nouveaux types d’espaces qu’on désigne souvent sous le terme de “tiers-lieux”. Ce développement remarquable s’inscrit dans un contexte d’intérêt et de soutien de plus en plus forts de l’Etat, des collectivités territoriales et de certaines structures privées : enveloppe de 110 millions d’euros annoncés par le gouvernement en septembre 2018, appel à projet Open Gare avec la SNCF, appel à manifestation d’intérêt de la Région Nouvelle-Aquitaine pour un plan de coopération avec l’Europe et la Coopérative des Tiers-Lieux d’1,02 millions d’euros, par exemple. Petit tour d’horizon pour comprendre ce mouvement, ses origines et ses enjeux pour l’action culturelle, artistique et sociale.
“Tiers-lieux”, ça signifie quoi ?
Régulièrement dans l’environnement des professionnels de la culture apparaissent de nouveaux termes ou notions qui inondent alors les discours et structurent les actions. C’est le cas de la notion de tiers-lieux depuis quelques années, dont la définition recouvre aujourd’hui un très grand nombre d’objets divers.
“Tiers-lieux” est emprunté et traduit du sociologue américain Ray Oldenburg spécialisé dans les questions urbaines et qui, dans son ouvrage The Great Good Place de 1989, décrivait “the third place” : ces espaces fréquentés quotidiennement mais qui ne sont ni le lieu du travail, ni le domicile. Ce sont donc des espaces tiers au bureau et à la maison : des “tiers-lieux”.
Il n’y a pas aujourd’hui de définition officielle de cette notion, mais on peut retrouver un certain nombre de caractéristiques sur laquelle la plupart s’accordent. Il s’agit en général d’espaces physiques ou virtuels ouverts, modulables et le plus souvent connectés et équipés, permettant la rencontre entre des personnes et des compétences qui n’avaient pas forcément vocation à se croiser. Ce sont des lieux de production autres que les lieux professionnels, et des lieux de sociabilité autres que ceux du cadre intime. On l’aperçoit déjà, de très nombreux types d’espaces peuvent rentrer dans le cadre de cette définition.
Ces types de lieux existent depuis longtemps, sous des formes plus ou moins différentes, ce qui change aujourd’hui c’est qu’on les regroupe sous cette notion commune, ce qui permet de faire apparaître leur dénominateur commun. Cette nouvelle visibilité est aussi la source de leur démocratisation et du soutien des pouvoirs publics qui en voient l’impact économique, social et territorial.
Les contours de la notion présentés jusqu’ici demeurent théoriques et elle est en réalité utilisée principalement aujourd’hui dans le domaine précis des pratiques professionnelles, c’est-à-dire du travail.
Les tiers-lieux aujourd’hui : de nouveaux espaces de travail
Cette notion a émergé et rencontré son succès en raison des mutations d’usage dans la vie professionnelle qu’on peut observer depuis le début du XXIème siècle : avec l’arrivée du numérique dans le travail notamment et sa “flexibilisation”, de plus en plus de travaill·eurs·euses n’exercent plus leur emploi dans un lieu professionnel dédié mais dans d’autres lieux, notamment le domicile. Pourtant, comme le souligne Philippe Gargov dans un article intitulé Le tiers état des tiers-lieux(1) : « Contrairement à une idée relativement répandue dans l’inconscient collectif, le télétravail ne se limite pas au travail à domicile. Les cafés et restaurants, par exemple, sont devenus en quelques années les lieux pivots de ces nouvelles formes de travail “hors-sol”. Un siège, un café / sandwich et une connexion wi-fi, le tour est joué. »
Suivant la mutation de ces usages, les entreprises se sont adaptées, mais également ces mêmes lieux qui accueillent les travaill·eurs·euses : cafés, bibliothèques, fast-food sont devenus autant de nouveaux lieux de travail. Le président de Starbucks lui-même utilise cette notion pour promouvoir sa vision de son entreprise. Aujourd’hui, ce sont aussi les travaill·eurs·euses eux-mêmes qui s’associent, souvent dans des coopératives, pour construire leurs tiers-lieux, et les politiques publiques suivent et soutiennent ce mouvement comme en témoignent les dispositifs évoqués en introduction.
Comme l’écrit Philippe Gargov, il s’agit de « garantir la continuité des usages professionnels à distance, dans un cadre toutefois plus ludique que le domicile ». En réalité, quand on parle de tiers-lieux, on parle peut-être plus d’usages que d’espaces et une maxime circule dans le milieu des tiers-lieux qui dénote bien de cette idée : « ce n’est pas le lieu qui fait le tiers-lieux mais l’usage qu’on en fait ». On comprend donc que n’importe quel type d’espaces peut devenir un tiers-lieux et les nouvelles dénominations fleurissent pour coller à la diversité de ces nouveaux espaces, comme en témoigne la typologie dressée par la Coopérative des Tiers-Lieux(2) : elle distingue des lieux d’activités et de services (coworking, cafés associatifs,…), des lieux artisanaux (fablab, hacker- ou makerspace, garages solidaires, laboratoires textiles, repair cafés,…) des lieux agricoles (zones de production mutualisées, espaces de vente directe,…) et des lieux d’innovation pédagogique qui connectent le monde éducatif et le marché de l’activité.
La notion est donc entrée dans le secteur professionnel de la culture et des arts par la porte de l’entrepreneuriat culturel et créatif : dans ce secteur en particulier, nombreux sont les travaill·eurs·euses indépendant·e·s qui ont besoin de trouver de trouver des espaces professionnels ouverts et ludiques, mais également de se mettre en réseau avec leurs pairs, et donc de les rencontrer.
En investissant les tiers-lieux, ces travaill·eurs·euses apportent aussi avec eux certaines considérations pleinement compatibles avec l’esprit qui sous-tend le mouvement des tiers-lieux : sur les questions de la gouvernance, de l’impact local et social, de la médiation et de l’éducation populaire, etc.
Les tiers-lieux demain : de nouveaux espaces culturels, sociaux et civiques ?
Le développement des tiers-lieux semble aller pour une partie aujourd’hui dans le sens du dépassement de la simple question du travail, pour déborder sur celles du développement territorial notamment, dans la veine de la notion d’innovation sociale.
Ce développement n’est pas étonnant si on en revient à la première utilisation du terme par Ray Oldenburg. En effet, l’ouvrage de 1989 était sous-titrée « Cafes, Coffee Shops, Community centers, General Stores, Bars, Hangouts, and How They Get You through the Day », et sa réédition en 1997 « Cafés, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons and Other Hangouts at the Heart of a Community », ce qu’on pourrait traduire par « cafés, comptoirs, librairies, bars, salons de coiffure et autres lieux de rencontre au coeur des communautés ».Quand on parle de tiers-lieux, on parle donc originellement de lieux où les personnes peuvent se rencontrer, se réunir et échanger de manière informelle, et ces lieux de rassemblement informels sont précisément l’objet d’étude du sociologue.
Il y a donc un aspect très clairement social au fondement de l’idée de tiers-lieux, de même qu’un aspect territorial lié à l’idée de “communautés” : les tiers-lieux sont avant-tout des lieux ouverts sur leur quartier, qui suscitent un fort sentiment d’appartenance et permettent à un groupe de personnes de partager une expérience et un vécu communs. On peut penser par exemple aux friches artistiques qui se sont déployées à la fin de la Guerre Froide en Europe : il s’agissait de lieux désertés (notamment dans les villes anciennement soviétiques) qui ont été réinvestis par des collectifs d’artistes en recherche d’espaces de travail, et qui ont fédéré autour d’eux toute une vie de quartier. Les exemples français du Lieu Unique à Nantes, ou de la Belle de Mai à Marseille montrent l’impact que peuvent avoir ces lieux sur le développement social, économique, et donc territorial des quartiers où ils émergent. Les pouvoirs publics l’ont bien compris, qui soutiennent particulièrement le déploiement de tiers-lieux dans des zones désertées, qu’elles soient urbaines ou rurales.
D’autre part, l’autre innovation qui ressort de l’étude de ces lieux de rassemblement informels et du mouvement de développement des tiers-lieux, c’est celle de la gouvernance. En effet comme dit précédemment, c’est l’usage qui crée le tiers-lieux et qui amène donc l’offre privée mais aussi publique à s’adapter. Il y a donc une dimension dite “bottom-up” : là où traditionnellement l’impulsion du changement est donné par “le haut”, c’est-à-dire par les investisseurs privés ou les décideurs publics, ce sont ici les usagers qui portent l’expérimentation du changement des politiques publiques et de l’offre privée. En s’associant pour combler leurs propres besoins, les communautés (de travaill·eurs·euses, d’artistes, d’habitant·e·s d’un quartier,…) dessinent une nouvelle manière d’agir sur son environnement professionnel, social, civique,… On pourrait considérer que cette initiative elle-même est “tiers” : à l’initiative privée, et à l’initiative publique. Il s’agirait en somme d’une initiative “en commun”, dans la veine de la notion des communs qui consiste pour un groupe de personnes à gérer, préserver, améliorer et transmettre une ressource commune dont le groupe bénéficie.
On peut donc espérer que le mouvement de développement des tiers-lieux s’oriente dans le sens d’en faire des laboratoires d’une nouvelle manière de travailler et de produire certes, mais aussi d’évoluer dans son environnement social, de valoriser sa culture, de prendre part à la décision publique, etc. : autant de questions chères aux professionnels du secteur culturel et créatif. C’est un mouvement qui commence à émerger en Nouvelle-Aquitaine et qui fera l’objet d’un nouvel article pour en dresser l’état des lieux.
L’auteur
Agnès Wahl est membre du conseil d’administration du label indépendant bordelais Banzaï Lab et diplômée en ingénierie de projets culturels et interculturels de l’Université Bordeaux Montaigne. Après un parcours riche entre langues, droit, sciences politiques, humaines et sociales, elle se passionne pour la théorie des communs et la question des espaces comme leviers de développement économique pour le secteur culturel et social. Habitante de Pessac depuis 2014, elle y préside l’association Alt- qu’elle a co-fondé en 2017. Cette association de préfiguration oeuvre pour la création d’un lieu de quartier coopératif dans le secteur Pessac Campus : un lieu de restauration, de loisirs et de rencontre pour les habitants du quartier et les universitaires du campus.
(1) Le tiers état des tiers-lieux, 2011, Philippe Gargov pour le site OWNI.fr http://owni.fr/2011/02/28/urban-after-all-s01e06-le-tiers-etat-des-tiers-lieux/
(2) https://coop.tierslieux.net/tiers-lieux/typologies-definition/
0 Comments