Pérégrinations dans Bordeaux confinée : La belle endormie sous l’objectif d’Arnaud Brukhnoff
Par : Emma Callegarin / Photos : Arnaud Brukhnoff
De photographe amateur à professionnel, Arnaud Brukhnoff réussi à nous surprendre par le regard sans cesse nouveau qu’il pose sur le monde et la vie.
Nous nous sommes rencontrés pour parler de son dernier livre « Bordeaux Confiné 2020 1.0 », dont les 170 photos nous replongent entre angoisse et sérénité dans les mois d’avril et mai dernier.
Emma Callegarin : Cela fait une vingtaine d’années que vous capturez tout ce qui vous entoure, comment en êtes-vous arrivé à avoir ce goût pour la photographie ?
A. Brukhnoff : J’ai acheté mon premier appareil numérique en 1998, c’était un des premiers compacts Leica et j’ai très vite compris l’avantage du numérique qui permet de faire un nombre de photos illimité en toute discrétion. En 2002, j’ai acquis un reflex professionnel, et depuis je n’ai jamais arrêté de faire des photos. Dès 2007, travaillant en plein coeur de Bordeaux, j’ai commencé à immortaliser la ville pendant mes heures de pause et lors de mes allées et venues pour rejoindre mon domicile.
Vers 2010, la photographie a évolué : On pouvait désormais faire de beaux
clichés avec un smartphone. Ça a élargi mon champ d’action, la photo sur le vif sans contrainte est alors devenue quotidienne. Je peux estimer à ce jour une base de plus de 100 000 photos de Bordeaux !
Grâce aux réseaux sociaux, j’ai vite été repéré par la mairie de Bordeaux et Sud-Ouest qui ont partagé mes photos ce qui m’a donné une certaine notoriété. Ensuite, j’ai rapidement commencé à exposer dès 2016. En 2018, une première grosse commande m’a poussé à créer un statut d’artisan autoentrepreneur en parallèle de mon travail, pour finalement me consacrer uniquement à la photo et vivre de ma passion. Actuellement, j’ai la chance d’avoir un beau et fidèle réseau qui me suit, et m’apporte de beaux projets photographiques. Je réponds à tout type de prestation sans restriction: par exemple, je suis la biodiversité de l’appellation Margaux pendant un an. Cette mission passionnante tant au niveau technique qu’artistique, me permet de mieux comprendre la nature au fil des saisons et d’exercer ma profession dans des conditions uniques.
La photographie est passionnante car il est impossible quoiqu’on en dise de faire deux fois la même photo. Je ne me considère pas comme un artiste mais comme le gardien du temps qui passe par le biais de mes yeux et de mes cartes mémoire. La photographie est aussi synonyme de liberté et permet de révéler au monde les splendeurs simples qui nous entourent.
Emma Callegarin : Vous avez donc deux facettes dans votre activité de photographe : les commandes et les clichés que vous prenez pour vous. Est-ce que vous avez le même processus créatif pour les deux ?
A. Brukhnoff: Il y a deux choses, soit c’est une mission précise, répondre à un projet comme aller shooter une équipe sur la dune du Pilat avec des paramètres bien définis, ou bien me laisser faire sur un thème comme par exemple des vendanges. Cependant, j’ai du mal à ce qu’on m’impose des choses, il est toujours plus passionnant de réaliser des prises de vue de son plein gré et de les partager avec ses clients. Ainsi, ils connaissent mon travail : le temps de préparation et les échanges vont être les fondements de mes shootings.
Pour ce qui est des photos personnelles, je ne me refuse rien et je suis toujours à la recherche de nouvelles opportunités. Par exemple hier à 18 heures, le temps exécrable m’a motivé immédiatement pour sortir pendant une heure, sous la pluie à vélo, sur les quais pour prendre des photos. Je suis toujours à la recherche de scènes un peu uniques, un éclairage particulier, ou des lieux où je suis le seul à aller.
Emma Callegarin : Vous vous inspirez du travail d’autres photographes ? Vous en avez un dont vous admirez particulièrement l’œuvre ?
A. Brukhnoff : Ma référence reste Jacques-Henri Lartigue. C’est un photographe du siècle dernier qui a photographié la vie, et des choses extraordinaires de son époque. Il était issu d’une famille aisée et voyageait beaucoup entre Paris, la côte d’Azur, et la côte Atlantique. Il arrivait à sublimer des scènes simples avec une sensibilité unique. Son œuvre aussi regorge de tests techniques qui apportent une certaine vivacité dans ses clichés. Je reste très admiratif de son travail et de son œuvre. Beaucoup de ses photos des années 20 sont avant-gardistes et auraient pu être prises actuellement. En fait, j’aime bien cette vision des choses et de la photographie, la simplicité sublimée et un certain devoir de mémoire.
Emma Callegarin : La plupart de vos clichés saisissent des moments de vie à Bordeaux, depuis vingt ans, la ville ne vous a pas lassé ?
A. Brukhnoff : Ah non ! Jamais ! Dans la mesure où c’est une ville en constante mutation. En ce moment, on voit vraiment une urbanisation très forte de la ville, que ce soit aux Bassins à flots ou à Belcier. Cette situation n’est sans doute pas visible dans le centre historique de Bordeaux, mais à partir du moment où on bouge un peu, on voit qu’une nouvelle ville est en train de naître. C’est très intéressant d’être spectateur de ces transformations et de se dire qu’un bâtiment présent le lundi peut ne plus exister le vendredi et qu’un autre viendra le remplacer aussitôt. Bordeaux me fascine chaque jour et je ne m’en lasserai jamais !
Emma Callegarin : Votre dernier livre traite de Bordeaux pendant le confinement, est ce que vous pourriez nous parler de la façon dont vous avez vécu cette période en tant qu’artiste ?
Ça a été un déclic immédiat, il répond à mon idée de faire une sauvegarde d’instants que l’on ne reverra plus. Une sorte de devoir de mémoire. C’est de pouvoir montrer à nos enfants ce qu’a été le confinement, le retour de la Belle Endormie.
Bordeaux était nue, livrée à elle-même, belle et silencieuse. Ce livre a le pouvoir de vous faire (re)découvrir notre ville sans parasites.
Emma Callegarin : Vous avez été privilégié de pouvoir déambuler dans la ville, qu’avez-vous ressenti face à la belle-endormie désertée ?
A. Brukhnoff : J’étais heureux, dans le sens où le confinement a remis tous nos sens en éveil. Nous nous sommes rendus compte que nous vivions dans le bruit et que du jour au lendemain nous redécouvrions le silence. La pollution n’est pas seulement celle que nous croyons. Je pense que confinement aura des répercussions qui vont aller au delà de ce que l’on peut imaginer .
Emma Callegarin : Un des clichés qui est à mes yeux le plus révélateur de cette absence de vie, c’est celui pris dans le hall de la gare Saint-Jean, comment est-ce que ça s’est fait ?
A. Brukhnoff : Ça a été une histoire assez amusante, je suis allé un matin à la Gare Saint Jean et les forces de l’ordre sur place m’ont dit « non, vous ne pouvez pas entrer, il va falloir une autorisation officielle». Motivé pour y rentrer coûte que coûte, de retour à la maison, j’ai fait un post Facebook, et grâce à mon réseau j’ai pu entrer en contact dans l’heure avec la bonne
personne et le rendez-vous dans la gare était fixé pour le lendemain.
Ils m’ont ouvert littéralement la gare, j’étais enfermé dans le Hall principal de ce lieu si vivant, totalement désert. C’était une sensation unique, une expérience violente quand on sait qu’une gare est sans doute le monument le plus vivant d’une ville à n’importe quelle heure du jour et de la nuit.
Mes photos révèlent un lieu somptueux souvent passé inaperçu aux yeux des voyageurs plus focalisés sur les tableaux électroniques que sur son architecture. Ce livre offre un nouveau regard sur la ville, on redécouvre Bordeaux sous un nouvel angle, dont la complexité architecturale est magnifique.
Emma Callegarin : Toutes les photos sont en noir et blanc, pourquoi ce choix et comment les avez-vous retravaillées ?
A. Brukhnoff : La couleur amène la vie, et le bruit. C’est sans doute une vision un peu simple, mais la couleur est toujours moderne, parfois agressive. Le noir et blanc offre un côté intemporel, reposant et calme qui correspond finalement à cette période. Chaque cliché est plus pesant, plus intense, il met le temps sur pause, offre une parenthèse dans le temps.
Pour information, les photos ont été toutes prises en couleur, soit au boitier pro soit au téléphone pour celles avec des reflets dans des flaques. Ces photos ont été passées en noir et blanc, avec le problème de la perte de tout relief et de la profondeur de champs.
Il a fallu alors que j’apprenne à traiter chaque photo comme un tirage argentique, avec plusieurs logiciels. En plus d’avoir une correction globale de la photo, j’ai dû faire un long travail chirurgical pour rendre à chaque photo le relief et la profondeur de champs en m’inspirant des photos des grandes métropoles américaines au début du siècle dernier.
Emma Callegarin : Votre livre s’intitule « Bordeaux Confiné 2020 1.0 », vous envisagez un 2.0 ? Vous avez des projets ?
Pleins ! (Rires) J’ai beaucoup de projets, toujours des livres parce que c’est l’aboutissement de la logique de mon travail. Le livre est la retranscription de mes sauvegardes du temps qui passe, et si je garde ça pour moi, ça ne sert à rien. Le livre matérialise mon travail et le rend accessible à tous dans sa forme la plus noble.
C’est encore en réflexion, mais j’aimerais faire un “Bordeaux déconfiné 2021 1.0”, prendre les mêmes photos aux mêmes endroits au même moment un an plus tard et de les laisser en couleur. si ce projet aboutit j’ai hâte de revenir un an après à la gare de tram aux Quinconces qui était vide à 13h45 en semaine !
Il faut cependant que je réfléchisse encore sur la manière de rendre le futur livre pertinent par rapport à celui-ci.
Liens utiles :
Site web d’Arnaud Brukhnoff : https://www.arnaudbrukhnoff.com
Bordeaux Confiné 2020 1.0 d’Arnaud Brukhnoff, est disponible chez Mollat, Cultura, La Machine à Lire et d’autres librairies bordelaises.
Son premier livre de photos va être réédité.
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