Interview avec Jofo : un artiste haut en couleurs
Par Emma Callegarin
Rencontre avec Jofo, de son nom Jean-François Duplantier, l’artiste bordelais nous ouvre les portes de son atelier. Dans cet univers coloré aux odeurs d’acrylique, empli de toiles, de reproductions, de bustes de mannequins recouverts de Toto, son personnage signature, il nous parle de son parcours, de ses œuvres et de ses projets.
Pour commencer, j’aimerais savoir ce qui t’a amené vers la peinture, puisque tu as suivi une formation d’architecte, avant de te consacrer entièrement à tes toiles.
Quand je suis arrivé à Bordeaux, il y avait une espèce de richesse en art
contemporain avec le CAPC qui était une grosse machine de guerre. Je me
souviens d’expositions marquantes, qui m’ont ouvert les yeux. Je venais de Dax, je n’avais pas une grande culture de l’art en général, alors voir des expos de Keith Haring, sur la figuration libre, un courant important des années 80 avec Robert Combas, de Daniel Buren qui a fait une installation hallucinante dans la nef, c’était incroyable. Je commençais à peindre et ces artistes-là m’ont orienté vers quelque chose de plus graphique, de plus spontané, de plus jeté et au fil des années j’ai trouvé mon style. Less is more, j’aime bien le très épuré. Après je peux le contrer par le fond que je traite de manière variée, c’est ça qui fait la variante de mon travail
depuis trente ans. Je vais dans des territoires inconnus dans le traitement des fonds. Ça peut être des aplats, des rayures, des coulures, des projections, des tons unis, … J’aime bien aussi me réapproprier des supports existants, des papiers imprimés, des panneaux de chantiers, des affiches, des tapisseries. Je préfère ça à la page blanche.
Chacune de tes œuvres s’orne d’un petit personnage, Toto. Reconnaissable à sa tête ronde et à son trait minimaliste, il est ta signature. Est-ce que tu pourrais m’en parler ?
Cette année, ça fait 30 ans qu’il existe, que je le dessine sur toutes mes ouvres. Il est né de la découverte d’un dessin d’enfant que j’ai fait à l’âge de 5 ans, dans le grenier de mes parents à Dax. Ce dessin je m’en suis servi pour le reproduire au propre. Ce personnage est très fidèle, je me suis rendu compte que ça m’amenait une grosse identité et qu’avec ce personnage là je pouvais raconter plein d’histoire.
Il est universel dans le sens où il peut toucher beaucoup de monde, quelques soient les âges, on a tous une part d’enfance en nous. Grâce à lui je peux véhiculer des messages, les coller à des faits d’actualité. Je peux aussi raconter des choses très légères, l’amour, la guerre, la religion, le sport, …Vivre avec lui depuis 30 ans, c’est vrai défi. C’est pour ça que j’ai des temps de pauses, et j’ai un plaisir fou de le remettre en scène pour lui faire vivre d’autres aventures. Tant que je n’ennuie pas les gens et que je ne m’ennuie pas moi-même, j’y vais. J’admire les gens qui se surprennent tous les jours, c’est d’une force extraordinaire.
Tu abordes des thèmes extrêmement divers, allant de la politique aux surfeurs, est-ce que tu en as des plus chers que d’autres ?
J’aime bien peindre les choses de l’amour. A une époque je peignais plus des faits de guerre mais c’était lié aux enfants, aux jeux de guerre et puis il y a forcément un parallèle avec l’actualité et les conflits à travers le monde. Après il y a des évènements marquants comme le 11 septembre, ou la révolution roumaine, tout ça je l’ai traité en peinture. Récemment je me suis attaqué aux gilets jaunes parce que je trouvais que c’était un sujet sociétal d’une telle importance que j’avais envie de m’exprimer dessus. L’art doit délivrer une émotion en passant par quelque chose qui parle aux gens. C’est une nécessité pour moi de mettre des choses sur la toile, après je ne suis pas dessinateur de presse ou chroniqueur. Mais quand je me lance dans quelque chose, j’ai du mal à m’en sortir. Les gilets jaunes j’ai fait beaucoup de toiles parce que le mouvement a duré longtemps et a évolué. Notre Dame brûle, aussitôt je fais une toile parce que ça me touche beaucoup. La Covid, forcément je l’ai traité, ça bouscule le monde, c’est difficile de passer à côté.
En parlant de la Covid, tu as fait une installation assez incroyable sur la Place de la Bourse en mai dernier…
Elle est arrivée comme un don de Dieu. On était tous confinés à Bordeaux, moi j’ai la chance d’avoir un chien, et avec mon atelier de l’autre côté de la ville, je la traversais tous les jours. J’ai été fasciné, attiré par la ville déserte, j’y ai passé des moments très riches. Un jour en venant à l’atelier je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas de pub sur la façade de la Place de la Bourse. Pendant le confinement, il n’y avait pas plus insupportable que de se sentir inutile, je faisais des dessins sur les réseaux sociaux et je me suis mis à rêver de voir une de mes œuvres sur cette bâche. En quatre coups de fils ça s’est débloqué, en dix jours c’était fait ! C’était cocasse parce que quand il est apparu la place était déserte, personne ne pouvait le voir. Après il y a eu beaucoup de presse, de télé qui sont venus et qui ont fait que ce merci a pu sortir du cadre de la place. Il est resté un mois et demi, puis en juin une pub est revenue, en juillet aussi, et grâce à l’absence de pub en août ils ont remis mon Toto-soignant. Il a été enlevé il y a quinze jours, la bâche est repartie à Lyon et va être découpée en morceaux pour faire des sacs qui vont être vendus au profit du CHU.
Bordeaux a une place importante dans ton œuvre, tout comme la région aquitaine. D’origine dacquoise c’est pourtant la capitale Girondine qui t’a inspiré des séries, pourquoi ?
Parce que Bordeaux c’est ma ville, ça fait depuis 1981 que j’y vis. Bordeaux c’est mon terrain de jeu, c’est une ville qui m’inspire, que j’éprouve, et son évolution m’intéresse aussi. Le traitement de l’architecture est une passion pour moi. Au tout début de mon parcours, j’ai beaucoup dessiné la ville et vingt-cinq ans après je m’y suis remis parce qu’elle ne cesse de changer. D’où l’idée de faire Chapo Bordo(1) puis Chapi Chato(2), puisque l’architecture viticole évolue aussi rapidement. C’est un peu la concurrence des grandes signatures d’architectes. Je pourrais dessiner vingt autres châteaux facilement, il y en a tellement dans la région, idem pour Chapo Bordo, un deuxième serait envisageable, il y a plein de bâtiments marquants, qu’ils soient classiques, modernes, art déco, art contemporain, il y a de quoi faire.
Est-ce que tu peux nous parler de ton processus créatif ? De tes inspirations lorsque tu travailles ?
Pour mes toiles, je me lance sans croquis, sans trait d’étude. Avant même de faire le fond, je tends la toile, j’enduis, ça me permet de réfléchir. Une fois que le fond est terminé, je m’attaque à une scène. Je démarre toujours par l’œil, le premier rond et près j’y vais. C’est comme une BD, une histoire courte, sur une seule case. En un seul dessin il doit inspirer quelque chose au niveau de l’émotion. J’aime bien travailler avec de la musique, il y a pas mal de groupes que je suis depuis des années, les Who par exemple, et j’aime bien utiliser des titres ou des paroles pour les rabattre sur ma toile. C’est pour ça qu’il y a assez souvent des petites phrases en anglais dans mes peintures. J’aime bien faire des ponts entre mes passions. Ma peinture est comme la musique que j’écoute, rock’n’roll et urbaine.
Tu es donc peintre, architecte mais aussi vidéaste et musicien, comment est-ce que tu lies toutes ces différentes formes d’expression ?
Je le vois comme un complément d’activité qui m’amène ailleurs et me fait du bien. La musique par exemple, c’est un travail collectif avec des copains depuis des années, c’est précieux, c’est une passion. Il y a un pont dans la création, entre les paroles des chansons que j’écris et les thématiques des peintures que je produis, dans le prochain album il y a une chanson sur les slogans des gilets jaunes, chose que j’ai traité en peinture, il y en a une sur le départ d’Alain Juppé de la mairie de Bordeaux, chose que j’ai faite en peinture aussi, il y en a une sur des surfeurs et je l’aborde aussi,…Il y a un pont entre la création picturale et les autres.
Dans ce monde un peu incertain, tu as des projets pour l’année à venir ?
Il se trouve que l’été dernier, il y a 13 mois donc, on a enregistré notre 3e album avec les Snoc et on devait le sortir en mai, ça a été repoussé. On a sorti pendant le confinement un clip, qu’on a tourné comme ça, chez soi, une chanson appropriée puisqu’elle s’appelle « dans ma maison ». Pour la peinture, si la Covid le veut bien, j’exposerai à Paris cette année. Après j’aimerais bien faire une sorte de rétrospective, j’en avait fait une de 96 à 2006, 10 ans de création. Faire un gros bouquin qui retracerait un peu ce que j’ai fait, pas d’exhaustif, l’exhaustif ça sent le sapin (rires). L’idéal serait de l’accompagner d’une expo rétroviseur, à Bordeaux ce serait top !
Site web de l’artiste : http://www.jofoland.fr
(1) Série de toiles faites par Jofo où Toto porte un chapeau représentant des bâtiments bordelais : Place de la Bourse, Grand Théâtre, stade, etc. (Note de la rédactrice)
(2) Série de toiles faites par Jofo où Toto porte un chapeau représentant des châteaux viticoles bordelais (Cheval Blanc, Carbonnieux, Issan,…)
0 Comments