En chair et en art: portrait d’ORLAN
Interview : Emma Callegarin / Crédits photos : Studio ORLAN
Du corps idéalement beau au corps imparfait: l’anatomie humaine est devenue un sujet essentiel dans les pratiques artistiques contemporaines. Certains artistes se servent de leur corps pour devenir objet et sujet de leur art, c’est le cas d’ORLAN, l’une des plus grandes artistes plasticiennes françaises.
Elle utilise la sculpture, la photographie, la performance, la vidéo, la réalité augmentée ainsi que la chirurgie et les biotechnologies, déréglant les conventions, les prêt-à-penser.
Cette artiste engagée corps et art a accepté de répondre à mes questions.
Votre nom d’artiste, ORLAN, est tiré de votre nom, est-ce que vous pourriez me parler de l’origine de ce pseudo ?
L’origine de ce pseudo est une séance chez le psychanalyste. Lors de notre troisième séance, il m’a demandé de ne plus le payer par chèque, mais en espèces. Alors que je lui signais son dernier chèque, il a brutalement changé d’avis et m’a demandé de lui re-signer un chèque à notre prochaine séance.
Juste avant la séance suivante, j’ai compensé en m’achetant une paire de chaussures, histoire d’être « bien dans mes pompes » ! Lors de mon passage en caisse, alors que je signais un chèque pour régler les chaussures j’ai vu ce que lui-même avait vu, ce que je n’avais jamais vu, ce que mes parents, mes amant.e.s, mes ami.e.s n’avaient jamais relevé. Je m’étais identifiée à une signature qui n’était pas mon nom de famille, car le P était remplacé par un M, initiale du prénom donné par mes parents, elle disait MORTE au lieu de PORTE. Instantanément, la psychanalyse a commencé à me plaire. J’étais scotchée ! J’y suis donc retournée en lui affirmant avec détermination que je ne serais plus jamais morte en minuscules comme en majuscules. Je lui ai dit que je voulais me renommer, que mon statut d’artiste m’offrait la possibilité de changer de patronyme.
J’ai voulu garder ce qui était positif dans le mot, la syllabe « OR », je me suis donc appelée « ORLAN », à l’écoute il peut s’entendre OR LENT. Mon nom ORLAN fait partie de la réinvention de moi, de la re-fabrication de moi et tout ce que j’ai fait est une rupture avec la filiation, avec le nom du père et le corps de la mère. Mon nom s’écrit chaque lettre en majuscules, car je ne veux pas qu’on me fasse rentrer dans les rangs. J’ai souvent dû lutter pour que les gens écrivent mon nom en majuscules. Wikipédia indique par exemple : « Orlan veut que son nom soit écrit en majuscules » tout en l’écrivant en minuscules. Il y a un refus sociétal unanime d’empêcher mon nom de sortir de la ligne, alors que c’est tellement important pour moi et pour mon œuvre.
Dans un monde où l’on voit de plus en plus d’art fleurir, qu’est-ce qu’une œuvre d’art pour vous ?
J’essaie d’être totalement habitée par l’art.
Je suis dans l’art, je ne fais que de l’art, l’art m’imbibe, l’art me nourrit, l’art m’érotise, l’art m’enthousiasme, l’art me construit, l’art me hante, l’art m’enchante, l’art me transforme, l’art me porte, l’art est le fini au-delà de l’infini.
Sans lui, je ne sais pas vivre !
C’est mon pare-chocs, mon paratonnerre, il me montre un chemin possible parmi tous les chemins, un chemin qui pour moi est une exaltation luxuriante, permanente, une corne d’abondance.
Il dessine, il sculpte, il interroge ma vie.
C’est un ciment, il panse les déchirures, les blessures.
C’est un amant ! Je l’ai dans la peau, je ne peux me passer de lui, il ne peut se passer de moi.
C’est un soleil.
C’est une passion, c’est un grand AMOUR, et c’est pour la vie !
Je suis artsexuelle. ARTSEXUELLE.
Vous utilisez des médiums très divers allant de la photo, à la sculpture en passant par le collage et la performance, les envisagez-vous de la même façon ? Y en a-t-il un qui a votre préférence ?
Je suis une artiste qui n’est pas assujettie aux technologies ou aux matériaux, ce qui est essentiel pour moi c’est de dire quelque chose de très important pour mon époque mais avec une distance critique.
Mon œuvre est d’abord un concept, une démarche et ensuite j’essaie de trouver la bonne matérialité.
J’ai travaillé en vidéo, beaucoup en photo, en sculpture qu’elle soit en résine, en marbre, en 3D printing mais j’ai travaillé aussi avec les biotechnologies mon microbiotes et mes propres cellules que j’ai cultivé. Je m’intéresse donc à tout ce qui est art et sciences, art et médical. J’ai d’ailleurs également travaillé avec la chirurgie mais aussi avec l’intelligence artificielle et la robotique.
Votre œuvre traite du corps dans toute sa matérialité, quel est votre rapport aux corps d’aujourd’hui ? Aux canons de beauté en général ?
Je me suis élaborée une nouvelle image pour remettre en question mon image et bien sûr que ce corps, que je me suis inventée qui est différent des autres et dont je suis fière, me plaît énormément. Je suis pour les identités nomades, mouvantes, mutantes. Pour moi la beauté c’est une « Tentative de sortir du cadre », de toutes les pressions qui concernent le corps et les stéréotypes de beauté que l’on nous désigne.
J’ai fait placer de chaque côté du front des implants, habituellement mis pour rehausser les pommettes ce qui me sert à remettre en question nos standards de beauté car si l’on me décrit comme une femme qui a deux bosses sur les tempes, on peut me considérer comme un monstre indésirable, si l’on me voit cela peut changer. Mes bosses sont devenues des organes de séduction.
Vous avez choisi de travailler avec votre corps et non celui d’une tierce personne, pourquoi cela ?
Je suis tantôt sujet, tantôt objet et je passe de l’un à l’autre.
Toute mon œuvre interroge le statut du corps dans la société via toutes les pressions, qu’elles soient culturelles, traditionnelles, politiques ou religieuses et toutes ces pressions s’inscrivent dans les corps et en particulier dans le corps des femmes.
Plutôt que de vérifier mon image, je la confronte aux pressions qui concernent le corps et les stéréotypes de beauté que l’on nous désigne.
Je dis “ceci est mon corps… ceci est mon logiciel” car je veux montrer ce que devient un corps qu’en son autoportrait est réalisé à partir d’une réflexion sur les phénomènes de sociétés qui ont à voir avec le corps.
Dans vos différentes séries « Self-hybridation » vous utilisez votre visage selon les critères de beauté de cultures variées (asiatique, africaine, amérindienne, …), quel était le but de ces photos ?
« Self-hybridation Africaine » est une série en noir et blanc car je travaille à partir de photos ethnographiques. « Femme Surmas avec labret et visage de femme euro-stéphanoise » est la représentation d’une femme qui a non seulement un très grand labret mais qui parait très sûre et heureuse de sa séduction donc de son effet sur les hommes de sa tribu car c’était les femmes avec les plus grands labrets qui faisaient le plus bander les mecs. Pourtant, si nous nous faisions mettre un très grand labret actuellement, nous serions considérées comme des monstres indésirables. Je voulais dire à travers cette œuvre que la beauté est une question d’idéologie dominante, qui fait qu’en un point géographique et historique on nous désigne ce qui est beau et donc les modèles qu’il nous faut imiter.
Récemment vous avez proposé « Les femmes qui pleurent sont en colère », une série engagée qui met en lumière les modèles, les muses des artistes, en quoi était-il important pour vous de rendre leur place à ces femmes de l’ombre ?
Ces œuvres sont des hybridations de mon visage, et de la série de portraits de Dora Maar et un portrait de Jacqueline Roque peints par Picasso. Il était primordial pour moi de mettre en lumière les femmes de l’ombre, les oubliées de l’Histoire de l’Art, qui ont beaucoup donné pour le succès de nos grands maîtres en recevant rarement une quelconque reconnaissance. Cette nouvelle série est une destruction-construction et création de la figure féminine qui kaléidoscopie le monde auquel elle se mêle. Il s’agit de faire passer de femmes objets à femmes sujets des femmes qui à travers leurs larmes se mettent à hurler de colère, à s’émanciper. Mon œuvre, politique et féministe, se fonde sur la recherche visuelle de visages d’horreur, de peur et de grandeur.
Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes femmes artistes ? se demandait ironiquement Linda Nochlin dans son brillant article paru en 1971. C’est pour que la question ne se pose plus que j’ai œuvré toute ma vie à travers mes œuvres et mes actions personnelles pour qu’enfin les femmes artistes existent au-delà de leur genre, au-delà des limitations imposées par la société.
Dans votre travail vous repoussez les limites du corps en le déformant, le modelant, que ce soit physiquement ou par des outils plastiques, vous mettez-vous des limites dans votre pratique artistique ?
Je veux garder ma sérénité, je ne vais pas au-delà mais il me paraît impossible de créer librement à cause de la censure de la nudité : sur Facebook ou sur Instagram quand je publie des œuvres anciennes, comme mes Corps-Sculptures, sur lesquelles on voit un sein ou un sexe, je suis automatiquement censurée et mon contenu, mes œuvres, sont supprimés.
Les temps changent, et ce que l’on a acquis ne l’est jamais définitivement. Il faut toujours se battre pour que les choses les meilleures ne soient pas interdites, censurées, prohibées.
Beaucoup de vos œuvres ont été l’objet de débat, je pense notamment à celle que vous avez présenté à la FIAC de 1977 intitulée « Le baiser de l’artiste » qui montre les deux stéréotypes auquel se confronte une femme dans la société : la sainte, la madone contrastant avec l’embrasseuse, est-ce que vous pensez que ce qu’elle dénonce est encore d’actualité en 2020 ?
En 1975, j’ai créé l’œuvre du Baiser de l’artiste, qui illustrait le texte « Face à une société de mères et de marchands », dans lequel je citais Marie et Marie-Madeleine, deux stéréotypes auxquels on peut difficilement échapper quand on est femme.
L’idée était de présenter sur le même piédestal, d’un côté l’image de Sainte-ORLAN grandeur nature devant laquelle il serait possible d’allumer un cierge pour 5 francs, et de l’autre une sorte de distributeur automatique créé avec une photo de mon torse nu, dont j’avais remplacé l’œsophage par un plastique armé de métal avec lequel j’ai construit aussi un pubis triangulaire. Ce dernier arrivait entre mes jambes et pouvait recevoir les pièces de 5 francs et je devenais une sorte de distributeur automatique de French kiss en activant la sculpture.
Plus que jamais, cette œuvre est d’actualité. Plus que jamais on demande aux femmes de choisir, entre Marie et Marie-Madeleine.
On considère la performance comme quelque chose qui advient dans une temporalité donnée, pourtant lors de « surgery performance » vous avez transformé votre corps de manière permanente grâce à la chirurgie esthétique, comment cela vous est-il venu comme idée ?
J’ai voulu reprendre les ingrédients de mon travail pour élaborer une performance sans être parjure à moi-même, une performance en continuité de mes démarches précédentes, une performance tournée vers le futur, utilisant des techniques de pointe ; suivant une de mes devises préférées : « Souviens-toi du futur. » Une performance radicale pour moi-même et au-delà de « moi-m’aime » …
C’est à la lecture d’un texte d’Eugénie Lemoine-Luccioni, psychanalyste lacanienne, que l’idée de ce passage à l’acte m’a traversée.
« La peau est décevante (…) dans la vie on n’a que sa peau (…), mais il y a maldonne dans les rapports humains parce que l’on n’est jamais ce que l’on a (…) ; j’ai une peau d’ange, mais je suis chacal, une peau de crocodile, mais je suis toutou, une peau de Noir, mais je suis un Blanc, une peau de femme, mais je suis un homme ; je n’ai jamais la peau de ce que je suis. Il n’y a pas d’exception à la règle parce que je ne suis jamais ce que j’ai. » En lisant ce texte, j’ai pensé qu’à notre époque nous commencions à avoir les moyens de réduire cet écart ; en particulier à l’aide de la chirurgie… Il devenait alors possible de ramener l’image interne à l’image externe ou de s’attaquer au masque de l’inné en se re-sculptant.
Cette utilisation de la chirurgie diffère de ses usages traditionnels, était-ce une façon de se poser en opposition de la société moderne et à sa recherche d’uniformité physique ?
Je suis la première artiste à utiliser la chirurgie comme médium et à détourner la chirurgie esthétique de son objet : l’amélioration, le rajeunissement. Certaines féministes me reprochent de promouvoir la chirurgie esthétique. Bien évidemment elle ne doit pas devenir obligatoire !
Là encore, la pression sociale ne doit pas prévaloir sur le désir individuel et sur l’autoportrait.
On m’a souvent rétorqué qu’utiliser la chirurgie n’était pas naturel ! Ce n’est effectivement pas naturel qu’elle soit esthétique ou pas et prendre des antibiotiques pour ne pas mourir d’une infection ne l’est pas davantage ! C’est une expérience de notre siècle, un des possibles… au choix… Le maquillage, la teinture des cheveux, la peinture sur corps également ne sont pas naturels, pourtant ils posent bien moins de problèmes et existent dans de nombreuses cultures sous forme de peintures corporelles, de scarifications, de modifications…
En 2020 vous avez sorti un « autoportrait en Clown », quels sont vos projets pour l’année à venir ?
Dès le premier jour du confinement, je me suis rappelé ce défi lancé par mon remarquable ami Donatien Grau me suggérant publiquement d’écrire mon autobiographie.
Pour moi c’est semblable à créer une œuvre avec ma vie et / ou à l’organisation d’une rétrospective de mes œuvres : ça permet forcément de faire le point avec distance. Ma biographie sera une œuvre parmi mes œuvres. J’ai le plaisir de vous annoncer qu’elle sera publiée aux Éditions Gallimard pour le 8 Mars, en l’honneur de la journée de la femme. Elle s’intitulera “ORLAN strip-tease : tout sur ma vie, tout sur mon art”.
J’aime considérer la vie comme un phénomène esthétique récupérable, ce confinement m’a servi aussi à créer de nouvelles séries, des dessins, des peauaimes, des photomontages…
Liens utiles :
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