Rythmes de l’esclavage : Interview à César Santa Cruz
Juste avant la fin du confinement, et pour clôturer notre série d’interviews confinées, nous avons interviewé César-Octavio Santa Cruz, artiste péruvien qui habite à Bordeaux depuis plus de 15 ans. Avec lui et l’association MACLA nous devions organiser une exposition d’art appelée “Rythmes de l’esclavage” en mai à l’Instituto Cervantes de Bordeaux. Cette exposition a été reportée au mois de novembre à cause de la crise sanitaire. Voici les réponses de cet artiste aux questions que notre rédacteur a posé :
Quels sont tes projets artistiques en ce moment ? Sur les réseaux sociaux on te voit travailler les dessins au crayon, mais aussi de la calligraphie, en plus de la sérigraphie…
Je n’ai pas de projets d’exposition dans l’immédiat étant donné la situation actuelle. Les expositions auxquelles je devais participer ont été, pour la plupart d’entre elles, reportées. Ma prochaine exposition aura lieu à l’Institut Cervantès dans le cadre de la Semaine de la mémoire qui a été finalement reportée au mois de novembre. Pour cette exposition, je travaille notamment dans une installation faite à partir de caisses de vin sérigraphiées et peintes à l’acrylique. J’ai vraiment hâte de pouvoir montrer ce travail d’autant plus que c’est la première fois que mes œuvres seront exposées avec celles de mon père.
Je profite aussi du temps de confinement pour avancer des projets qui étaient restés inachevés. Par exemple, je travaille sur une série de sérigraphies en petit format autour de la gastronomie péruvienne et bordelaise que j’ai intitulée « Lima-Bordeaux : jumelage gastronomique ». C’est une première pour moi car d’habitude, lorsque je fais de la sérigraphie, je ne produis que de grands formats, mais je me dis qu’avec les petits formats, le public aura plus de choix.
A défaut de ne pas pouvoir aller à mon atelier, je réalise les dessins préparatoires à la maison. Ce n’est point du temps perdu, car cette étape est tout aussi importante que l’impression à la sérigraphie, voire plus. Les gens ont tendance à minimiser les affiches sérigraphiées car ils ne voient pas tout le travail qu’il y a en amont. Tout commence par une idée de sujet et des recherches théoriques autour de celle-ci. Viennent ensuite les dessins faits à la main et on finit par l’impression à la sérigraphie. La réussite d’un projet résulte de la qualité de ces trois étapes. Une étape intermédiaire entre le dessin et la sérigraphie serait la vectorisation sur logiciel d’infographie.
Un certain nombre de dessins et de calligraphies que je publie sur les réseaux sociaux sont des travaux préparatoires mais dans d’autres cas c’est juste de l’entrainement, ça me permet de développer mes compétences techniques. Personnellement, je pense qu’un artiste doit mettre en œuvre les moyens techniques qui lui permettent de s’exprimer. En ce sens, un artiste qui n’a pas développé son savoir-faire mais avec un discours sera plutôt un bon orateur ou un être humain intelligent. Par contre une œuvre techniquement bonne mais sans message ou discours aura juste comme résultat un déploiement technique mais vide de sens. Aujourd’hui on peut même se former soi-même si l’on veut, on peut trouver plein de matériel disponible gratuitement sur internet et aussi des formations payantes en ligne si l’on dispose d’un budget.
Aussi, j’ai fini la mise en page du book de ma série « Rythmes de l’esclavage ». Je compte bientôt le faire imprimer et vendre les exemplaires pour ceux qui le souhaitent à un prix accessible.
Dans ton art on voit une série d’éléments comme le pop art, la musique, la culture africaine et aussi des motifs péruviens… comment s’articulent tous ces éléments ? Et quel est la réception du public français face aux icones qui leur sont souvent inconnues ?
En 2006, j’ai commencé une série que j’ai intitulé « Motifs péruviens pour la consommation » dans laquelle je travaillais à partir de produits et symboles de consommation péruviens. Cette série est en lien étroit avec le travail de Warhol et des artistes pop dans la mesure où elle fait allusion à la société de consommation et que j’ai utilisé des procédés techniques dont ils ont eu abondamment recours tels que le transfert d’encre au diluant, le pochoir et la sérigraphie.
Cette série a été importante pour moi car elle m’a permis de forger un style en reprenant les caractéristiques plastiques de l’esthétique pop – utilisation d’aplats de couleurs vives, images tramées ou simplifiées, utilisation de cernes noirs – et qui a défini mes œuvres postérieures telles que celles sur la musique et sur la culture afro-péruvienne. Une économie de moyens graphiques simple et efficace car elle facilite la lecture des images. Même lorsqu’il s’agit de peintures, je reprends ce style en essayant d’imiter à l’acrylique les effets visuels de l’esthétique pop.
En effet, j’utilise parfois des éléments visuels qui peuvent être inconnus pour le public français comme dans le cas des produits de consommations péruviens de la série « Motifs péruviens pour la consommation » ou des percussions afro-péruviennes de la série « Rythmes de l’esclavage ». Au premier abord, le public est généralement attiré par l’impact visuel des œuvres produites par les aplats de couleurs et le chromatisme propre aux encres de sérigraphie. C’est en essayant de comprendre le sens que ça peut se compliquer si on n’a pas un minimum de connaissances de la culture péruvienne. À ce stade, les textes explicatifs affichés à côté des œuvres lors des expositions et les visites guidées jouent un rôle prépondérant. J’essaye de faire en sorte que mes textes et mes explications orales soient aussi clairs et complets que possibles. J’ai fait une thèse doctorale il y a quelques années, j’ai donc une méthodologie qui me permet de savoir comment faire des recherches théoriques, de structurer mes textes et de rédiger avec un vocabulaire approprié.
Ta série Rythmes de l’esclavage a commencé en 2012. Comment est-elle née ? Peux-tu nous parler plus de cette série ? Quel est son origine, ses influences (et tes influences) ?
En parallèle à mon activité d’artiste plasticien, je suis musicien. Je suis issu d’une famille d’artistes ayant participé à la diffusion des traditions afro-péruviennes. Pour ma part, depuis quelques années, j’essaye de faire découvrir au public la richesse de la culture afro-péruvienne à travers la musique. Je me suis toujours demandé comment je pouvais faire pour associer mon travail d’artiste plasticien, celui de musicien et mon intérêt pour la culture afro-péruvienne. C’est en réfléchissant à cette problématique que j’ai créé en 2011 une œuvre que j’ai intitulé « Rythmes de l’esclavage » inspirée du poème « Rythmes noirs du Pérou » de Nicomedes Santa Cruz, écrivain péruvien qui était aussi mon grand-oncle. Ce poème date de 1957 et parle de l’esclavage colonial au Pérou et des traditions culturelles qui en sont issues. L’œuvre en question est un diptyque réalisé sur des petits formats avec des techniques assez rudimentaires : transfert d’encre, pochoir et linogravure. C’était ça le point de départ. Après j’en ai fait une série. J’ai décidé alors d’aborder divers thèmes autour du poème et du contexte dans lequel il avait été créé, et pas seulement la musique afro-péruvienne : l’esclavage, la discrimination raciale, la lutte pour l’égalité, le commerce triangulaire, les droits civiques aux Etats-Unis, etc.
Les références de cette série sont pour la plupart des poèmes. La référence principale est, bien sûr, « Rythmes noirs du Pérou » de Nicomedes Santa Cruz mais je me suis inspiré aussi du poème « Me gritaron negra » (« On m’a traité de négresse ») de Victoria Santa Cruz. D’un point de vue plastique, mes influences sont liées au Pop’art : des artistes comme Warhol ou Lichtenstein, Equipo Cronica dans la peinture espagnole ou Jesus Ruiz Durand dans l’art péruvien.
La situation qu’on vit est totalement inédite de par son caractère mondial. Est-ce que le confinement a changé ta façon d’appréhender ton art ?
Cela a surtout modifié ma pratique artistique, en tout cas provisoirement. Je dessine davantage et fais de la calligraphie. Pas de sérigraphie car je ne peux pas aller à mon atelier. J’essaye de me former aussi à l’utilisation de logiciels qui peuvent me servir pour des projets tels que indesign et illustrator. Je m’entraine davantage à la guitare. J’ai repris la guitare classique. Je crée des nouveaux arrangements pour mon groupe. J’apprends des nouvelles chansons que je n’aurais jamais imaginé de jouer pour accompagner une de mes colocataires qui chante. J’ai aussi fait un montage vidéo pour mon groupe que j’ai partagé dans les réseaux sociaux. Avec la situation que l’on vit, beaucoup d’artistes et de musiciens se tournent vers les réseaux sociaux pour partager leurs créations. Aujourd’hui, plus qu’avant le confinement, il est possible de voir des expositions virtuelles et des concerts en ligne à défaut de ne pas pouvoir se rendre dans les lieux culturels, salles d’exposition ou de spectacle.
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